Ivan Kraus: Lutte de classe

Rubrika: Literatura – Fejetony

             
Quelquefois ma mère parlait à mon père d'une étrange manière.
« C'est vous qui avez laissé faire ça! » lui reprochait-elle au retour d'une file d'attente.
Ou alors, quand par exemple le tramway avait eu du retard, une fois à la maison, elle montrait mon père du doigt en disant: « Ça aussi c’est votre faute! »
Mon père comprit bientôt que ma mère lui parlait comme à un délégué du Parti, parce qu’elle n’avait pas sous la main les quelques centaines de milliers de membres restants.
Mu par un instinct de conservation tout naturel, il se faisait alors très discret.
Une fois ma mère lui mit sous le nez du café qu'elle venait d'acheter au magasin. Elle le fit sans aucun préambule ou avertissement, comme cela était son habitude. Mon père qui avait déjà vu du café, mais pas de si près, fut quelque peu surpris.
 « Regarde ! » l'invita ma mère, en lui montrant le sachet. Mon père, que ma mère avait quelque peu pris de court, regarda alternativement le café, qu'il ne voyait certes pas pour la première fois de sa vie, puis ma mère, que jusqu'à cet instant il avait cru connaître.
« Que dis-tu de ça ? » lui demanda ma mère après l'instant que mon père avait consacré à l'observation du paquet. Il ne dit rien. C'était de toute évidence la première fois qu'on lui donnait une tâche pareille. Personne encore ne lui avait demandé de s'exprimer sur le café. Il était certainement capable de parler de n'importe quel sujet, mais le café ne l'inspirait pas.
Je dirais que le café laissait mon père de marbre.
Il en buvait volontiers, mais il ne lui était jamais venu à l'esprit d'en parler.
« Regarde bien! » l'invita ma mère en haussant la voix. Mon père obtempéra, et s’approcha afin que rien ne lui échappât, mais, même de plus près, il ne distinguait rien de particulier.
Alors, ma mère perdit patience, et le pria de regarder le prix. Puis elle lui mit le paquet sous le nez, et lui fit remarquer que le prix avait encore augmenté. Et lorsque mon père haussa les épaules en signe d’impuissance, ma mère brandit le café en criant:« C'est comme ça que vous faites marcher l'économie ! »
Une autre fois il y eu encore des baisses de débit dans la fourniture de gaz ; ma mère qui ne put finir de cuire le déjeuner, appela mon père dans la cuisine pour voir ce dont il était responsable. Il dit qu'il n’avait pas envie de regarder un brûleur au ralenti, parce qu'il était capable de s'imaginer une telle chose, et voulut rester dans sa chambre, mais ma mère finit par le forcer à aller dans la cuisine pour voir le gaz.
« Honte à vous ! » lui lança-t-elle, tandis qu’il était retourné dans sa chambre pour finir de lire un article à propos des succès du socialisme.
Mon père n'était pas le seul membre du Parti de la famille. L'oncle Rudolf, la tante Katerina et l'oncle Petr faisaient également partie des camarades.
Nous adorions l'oncle Rudolf. En tant qu'avocat il avait eu à prendre la défense de Dimitrov à son procès. Pendant la guerre, il était parti en Angleterre, avec tante Katerina et leur fils Petr, parce que les Allemands avaient lancé contre lui un mandat d'arrêt, juste après l'occupation.
Mon oncle était gravement malade, et passa plus de vingt ans cloué au lit.
Un jour, un ministre lui rendit visite pour lui remettre une décoration. L'oncle rangea la décoration dans une boîte qu'il fourra sous son lit. Il était dégoûté que des hommes tels que ce ministre puissent se trouver à la tête du Parti. La femme de notre oncle, tante Katerina, bien que très âgée, passait son temps à cultiver de jolis cactus, et à écrire des livres sur les très jeunes pionniers et les enfants d'ouvriers encore plus jeunes. Personne ne voulait éditer ses livres, parce que la tante avait des trous de mémoire et s’emmêlait les pinceaux. Plus tard, quand elle tomba malade à son tour, elle fut soignée par deux bonnes sœurs. Notre tante les appelait camarades. La première l’assistait le jour, et l'autre la nuit. Elle continua à acheter et à arroser des cactus. La camarade, qui était chargée des cactus, était pour notre tante la plus précieuse. Notre mère, énervée par le fait que notre tante écrivît sur le socialisme sans même connaître le prix des aliments, avait l'impression que même les cactus recevaient un engrais spécial, inaccessible aux cactus des sans-parti.
Parmi les parents qui étaient membres du Parti, des désaccords régnaient aussi. Notre père s'entendait à merveille avec l'oncle Petr, et tous deux avec l'oncle Rudolf, qu’ils préférèrent ne pas informer des changements, parce qu'il n’y aurait probablement pas survécu. Aucun des oncles ne s'entendait avec tante Katerina, bien que l'un fusse son mari et l'autre son fils.
Il était étrange que tous nos parents catholiques appréciassent mon père. Notamment la sœur de ma mère, tante Anna, qui l'admirait surtout parce qu'il était capable de vivre avec ma mère. Tante Marie aussi, qui venait d'une famille d’entrepreneurs, entretenait d'excellents rapports avec mon père.
C’était pourtant avec grand-père, qui restait l'adversaire du Parti le plus acharné de la famille, qu’il s’entendait le mieux. Avec les années, certains membres de la famille retournèrent leur veste. Tante Marie, qui au début regrettait le bon vieux temps, s'habitua, et finit par dire qu'il fallait bien vivre d'une façon ou d'une autre. L'oncle Petr s'enfuit aux Etats-Unis, d'où il renvoya à Prague sa carte du Parti, accompagnée d’une lettre recommandée, dans laquelle il s'engageait à ne jamais retourner au pays.
Les relations politiques très compliquées dans la famille m'influencèrent également. J'allais rendre des visites à oncle Rudolf et tante Katerina, où je buvais du café préparé par une camarade, et mangeais de la babovka confectionnée par une autre. Pendant un temps, je suis allé régulièrement chez tante Marie, où venait Miss Jane, qui m'enseignait à parler anglais, ainsi qu’à mon cousin.
Pendant les leçons, à l’heure du thé, ma tante racontait en anglais ses souvenirs d’enfance à l'usine, où dans le jardin de la maison, des servantes couraient ça et là avec des tartes aux fruits. La rousse Miss Jane buvait son thé, et soupirait dans un anglais parfait : «  Oh, how lovely…oh, how beautiful ! »
Pendant les vacances, je retournais chez ma tante Anna et mes cinq pieux cousins, qui m'emmenaient à la messe, et déclaraient que seule l'Eglise pouvait faire de moi un homme en ces temps si mauvais.
A la maison, je passais le plus clair de mon temps avec grand-père, qui traitait tous les communistes de criminels, de meurtriers et d'escrocs, ou bien avec mon père, qui, à côté de ça, lisait le Rudé pravo, et ma mère qui était de l'avis de grand-père.
Le seul membre du Parti que grand-père ne condamnait pas était notre père.
Ma mère condamnait le Parti tout entier, y compris notre père. Influencé par tout cela, je finis par prendre une décision : un jour, de bonne heure, j'annonçai à mon père que le jour viendrait où nous devrions le liquider.
« Quoi ? s'étonna-t-il.
- Nous allons devoir te pendre papa » dis-je, en essayant de garder mon sang-froid, comme il convenait à un révolutionnaire de cette trempe.
Alors, mon père me regarda un moment, incrédule, de l’autre côté de la table, puis posa son journal et demanda : « Qui ça nous ? 
- Pavlasek et moi » dis-je fièrement.
Pavlasek était mon camarade de classe, qui avait décidé de commencer la révolte directement dans sa propre famille, pour couper le mal à la racine.
A ma grande surprise, après cette information, mon père se tut, et continua calmement la lecture de son journal. Le flegme, avec lequel il avait pris connaissance de son destin, me choqua. Je savais bien qu'après des années de prison il était prêt à entendre n'importe quoi, mais j'avoue que je m'étais attendu à ce qu'il blêmisse au moins un peu, ou à ce que ses mains tremblassent. Je pensai que la sentence que j'avais prononcée contre lui l'aurait intéressé davantage, qu'il aurait voulu en savoir plus sur les motifs qui m'avaient conduit à cette extrémité.
Je m'étais imaginé que, par exemple, il aurait commencé à se défendre pour obtenir une condamnation plus clémente, comme la perpétuité.
Or, rien de tel ne se produisit. Mon père poursuivit impassiblement sa lecture en buvant un de ces cafés qui avaient encore augmenté.
Rien ne fait plus sortir de ses gonds un révolutionnaire que l'indifférence de son ennemi de classe. Je me suis mis en colère, et décidai que j'allais informer sur le champ le reste de la famille de cette réaction. Je fis part de mon plan à l'instant à grand-père et à ma mère.
Mais mes alliés me déçurent vraiment.
Grand-père, qui, après des années, à coup sûr, comptait sur le changement (toujours au printemps vers neuf heures du matin ; le signal devait être un klaxon à la radio et le son des cloches des églises) me menaça d'un coup de sa canne si je parlais encore de cette façon à mon père.
Ma mère, que je considérais comme mon professeur de révolution, alla encore plus loin.
Elle menaça de supprimer mon argent de poche.
Une telle chose aurait certainement signifier la banqueroute pour un révolutionnaire de treize ans.
Désappointé par la lâcheté de ma propre famille, je fis part de la situation à mon camarade.
Il s'avéra cependant que même sa ferveur insurrectionnelle était était un peu retombée : il me dit que la période n'était pas encore assez mûre, et que pour cette raison, il irait à la pêche avec son ennemi de classe.

Originální ilustrace pro Pozitivní noviny © Ing. arch. Miloslav Heřmánek
http://hermanek.info/reference/  http://hermanek.info/
http://navolnenoze.cz/prezentace/miloslav-hermanek/




Ivan Kraus
Číslo do nebe
Vydalo nakladatelství Academia, rok 2003
Vydalo nakladatelství Konfrontace, rok 1978
   

Tento článek byl v Pozitivních novinách poprvé publikován 01. 06. 2009.