Ivan Kraus: Brefs moments de poésie.
Rubrika: Literatura – Povídky
Si mon père devait vivre sur une île déserte, il ne mettrait pas longtemps pour décider quels livres y emporter . Ce seraient le Brave soldat Chvéïk, Mein Kampf et le Procès. Ils reposent depuis des années sur sa table de chevet. Et mon père retourne constamment sur son « île ». Je me rappelle y avoir déjà vu ces trois volumes quand j’étais étudiant. A cette époque, j’allais à la bibliothèque d’où je ramenais régulièrement un petit paquet de livres. Une fois lus, je courais en chercher d’autres - pendant que mon père ne consultait que sa fameuse triade. N’y tenant plus, je lui demandai un jour pourquoi il ne lisait que trois livres, toujours les mêmes. « Parce qu’on y trouve tout », répondit-il dans un éclat de rire. Car il était en train de relire Chvéïk . Je n’arrivais pas à comprendre qu’il pût trouver tout dans trois livres, alors que moi, lecteur assidu et attentif, je ne trouvais dans de très nombreux volumes qu’un magnifique tout petit rien. Je lisais beaucoup et, bien sûr, j’écrivais aussi des poèmes. De la poésie du quotidien à mes débuts, avant de passer brusquement au lyrisme intimiste. Mes premiers poèmes avaient des rimes, mais par la suite, abandonnant cette forme laborieuse, je n’écrivais plus qu’en vers libres. Une fois, j’en avais composé pendant un week-end tout un recueil, en hommage à la jeune fille que je considérais comme ma muse. Or elle n’avait pas le sens de la poésie et partit tranquillement faire une randonnée à vélo avec un sportif musclé. Je décidai alors d’arrêter net le genre lyrique intimiste. J’en informai aussitôt mes camarades de classe, par écrit même,sous forme d’un manifeste aussi bref qu’intransigeant. Mes trois copains anémiques qui,pour des raisons évidentes, détestaient eux aussi la concurrence déloyale des sportifs non intellectuels, accueillirent cependant le manifeste avec une certaine perplexité. Ils étaient choqués par ma décision d’en finir avec ma vocation de chantre du corps féminin (que je connaissais surtout par les cours de biologie), des fleurs bourgeonnantes et des ruisseaux murmurants, de même que par ma résolution de me faire nihiliste à la date du 1er-Mai. Puis je fis l’emplette d’un pull noir et, pendant les vacances scolaires, j’épousai la cause de l’existentialisme. Le monde était dans un état désespéré et je me précipitai sur la vieille machine à écrire de ma mère, de marque Underwood, pour le sauver. Or, ma poésie était tellement typée, si moderne, que rares étaient ceux qui eussent pu la comprendre. Mes amis l’écoutaient néanmoins avec des airs pénétrés et, de peur que je ne les blâme pour leur manque d’imagination, ils m’assuraient que mes oeuvres étaient intéressantes. J’accueillais leurs réactions avec la fausse modestie d’un génie sûr de lui, les exhortant à ne vivre que par et pour la poésie. Pendant ce temps, mon père voguait sur son radeau qui avait pour équipage Jaroslav Hasek, Adolf Hitler et monsieur K. Il ne manifestait aucun intérêt pour la poésie Lors des émissions poétiques du dimanche où, grâce à son jeune poète de fils, ma mère laissait monter le son de la radio, mon père s’allongeait sur le divan pour lire son journal. Son côté non poétique nous agaçait pas mal, ma mère et moi. « Pour aimer les poèmes, il faut avoir une belle âme », disait-elle sévèrement à son mari dissimulé derrière une montagne de journaux. « Pour sentir la poésie, il faut du flair », lui cria-t-elle une autre fois, pendant que la radio hurlait ses vers dominicaux, et elle ajouta que mon père l’avait perdu au camp, de même que le goût, puisqu’il dévorait tout ce qu’elle lui servait dans son assiette. Je ne me rappelle plus à quel moment j’avais abandonné la poésie. Même en sachant que ma mère avait l’habitude de conserver tout ce qui se rapportait à chacun de ses enfants, depuis le premier cahier d’écriture jusqu’au dernier diplôme, j’étais loin de me douter qu’elle eût également gardé mes oeuvres de jeunesse dont elle me rapporta une partie des années plus tard, à l’occasion de l’un des voyages chez nous. « Qu’est-ce que c’est? », demanda mon père, intrigué par ces vieux papiers. « Des poèmes qu’il écrivait dans son adolescence », répondit ma mère, en insistant sur le premier mot. « Des poèmes... », répéta mon père avec un léger soupir un peu plus tard, lorsque nous étions sortis tous deux faire un tour en ville. Je voulais lui dire, pour le rassurer, que ce n’étaient que des péchés de jeunesse, mais il me réserva une surprise. « Moi aussi, j’en écoutais autrefois... », dit-il, tout pensif. Je n’en croyais pas mes oreilles. « Jamais je ne t’ai vu en train d’écouter des poèmes! » « Je ne les ai écoutés qu’au camp de concentration », précisa mon père, non sansm’expliquer qu’un de ses camarades de déportation les savait par coeur. Je me dis que, bien qu’étant adulte depuis fort longtemps, j’avais toujours l’air d’un petit garçon quadragénaire parce que j’ignorais encore pas mal de choses au sujet de mon père et qu’à ce train, je risquais de finir dans la peau d’un vieux gamin pas très informé. Voulant rattraper ces lacunes une fois pour toutes, de peur de ne jamais apprendre ce qu’il fallait parce que je n’en aurais peut-être guère l’occasion, je me mis à questionner mon père. Où son ami lui récitait-il des poèmes? Quand et comment? Sur un ton confidentiel, ou bien à haute voix? En tête-à-tête? Pendant combien de temps? Je posais toutes ces questions parce que j’étais sincèrement désireux de pouvoir me représenter ces moments. « Nous nous rencontrions tôt le matin », me dit mon père, « soit aux lavabos, soit sur la place d’appel». Et cet homme qui n’avait que trois livres sur sa table de chevet me confia encore qu’avec son ami, ils se levaient une heure avant la diane pour savourer quelques moments de poésie dans la cour du camp. Je me souvins des grimaces incrédules que mon père faisait à la maison pendant les programmes poétiques à la télévision. Après tant d’années, je le revis en train de suivre d’un regard méfiant tous ces acteurs qui, avec force soupirs, agitaient leur tête face à la caméra et qui, sur le petit écran, versaient dans l’émotion à toute allure, vu le peu de temps qui leur était imparti, levant de temps à autre un sourcil inspiré vers le plafond où, au milieu des projecteurs, des étoiles scintillantes semblaient briller pour eux le temps d’unéclair. Et j’essayai, mais en vain, d’imaginer l’instant où le vrai soleil était sur le point de se lever à l’horizon, pendant qu’un déporté murmurait à un autre les vers de Mai. * « Quel effet ça te faisait-il là-bas, derrière les barbelés, d’écouter un poème qui parle de la patrie? » « Surprenant », répondit mon père pas poétique pour un sou. Un peu plus loin, à l’autre bout de la ville, il revint cependant de lui-même sur ce sujet. Pour dire que c’ était beau. « Mais ce mot ne traduit pas bien la situation », admit-il aussitôt. * Chef-d’oeuvre de la poésie romantique tchèque, de Karel Hynek Màcha(1810-1836). Guère satisfait, il en chercha un autre, plus pertinent. En vain. S’exprimant toute sa vie en termes simples, nets et concis, il n’était pas habitué aux grands mots. Nous étions déjà en train de parler d’autre chose, mais je sentais qu’il cherchait toujours. Sur la place principale,il crut savoir que c’était magnifique. Mais tout de suite, il secoua la tête, avec un haussement d’épaules. Après avoir fait le tour de la ville, nous étions sur le point de rentrer à la maison par le jardin public et là, il dit que c’était formidable. Mot qui était cependant loin de le satisfaire. Trop banal peut-être, parce que n’importe qui s’en servait pour qualifier n’importe quoi. En écoutant jadis ces vers, mon père oubliait tout ce qui l’entourait. A commencer par la crasse et l’écoeurement. Il ne sentait plus les humiliations. Ni le désespoir, ni la peur. Il avait le sentiment d’être libre. Parlant de cela d’une voix timide, il estimait qu’il était très difficile de trouver le mot juste pour exprimer exactement ce qu’il ressentait alors. Certains lui paraissaient creux, éculés comme une vieille paire de chaussures. D’autres avaient l’enflure d’un ballon de baudruche. Il en cherchait de nouveaux, fouillant dans sa mémoire qui le ramenait loin en arrière. Nous marchions ainsi côte à côte dans la ville, en fin d’après-midi, mais pendant ce temps, mon père se trouvait sans doute ailleurs. Dans une cour entourée de barbelés, de bon matin, pour assister avec son ami à une brève séance de poésie. Des moments où, selon lui, il avait la sensation de devoir survivre. « C’était indicible », conclut-il. Je voulais lui avouer que je l’enviais pour ces authentiques moments de poésie. Mais je m’en abstins à temps - on ne pouvait tout de même pas envier quelqu’un pour des instants où sa vie était en jeu. Puis, je ne sais pourquoi, je me mis à chercher de mon côté un autre qualificatif adéquat. Sans en trouver un jusqu’à l’heure où nous sommes. |
de livre „Réunions de famille“ Nior sur Blanc Lausanne 2006 Garamonde bilingue Prague 2005 Traduction de tchéque - Milena Braud 1996 |
Tento článek byl v Pozitivních novinách poprvé publikován 01. 05. 2007.
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